Pages

vendredi 27 avril 2018

De Smet à Char

Résultat de recherche d'images pour "johnny laisse tomber les filles"Résultat de recherche d'images pour "rené char"

Interview d'Emmanuel Macron dans la NRF N°63à: 


"J’ai fait beaucoup de philosophie."

 - Combien beaucoup ?

"Les Français sont malheureux quand la politique se réduit au technique, voire devient politicarde. Ils aiment qu’il y ait une histoire. J’en suis la preuve vivante ! Je suis très lucide sur le fait que ce sont les Français et eux seuls qui m’ont « fait » et non un parti politique."
-   Il semble  en être convaincu. Mais 24%  au premier tour, puis 66,1 % au second, avec 43% des électeurs votant pour lui dans un contexte où comme en 2002 il s'agissait pour au moins la moitié de son électorat du second tour, de barrer le passage à Le Pen, et avec 25 % d'abstention à ce second tour, ce qui ne s'était pas vu depuis 1969, il n'y a pas de quoi pavoiser. On peut difficilement dire qu'il y ait eu un vote de masse en faveur de Macron, ni que"les Français" l'aient fait. Le vent de l'histoire a soufflé, mais c'est un sirocco léger plutôt qu'une bourrasque de mistral.Et comment peut-on prétendre avoir été "fait" par les Français sans jamais avoir été élu dans la moindre élection locale? 

     "J'en suis la preuve vivante!" Hegel eût-il vu passer Macron à cheval à Iéna, il n'eût pas dit autre chose.

Quand on lui demande pourquoi il fait un vibrant hommage à Johnny, dont l'intervieweur nous dit qu'il " incarnait symboliquement quasiment Victor Hugo," ( sic) le président répond: 

"Cela fait des décennies que le pouvoir politique est sorti de l’émotion populaire. Il faut considérer cela : l’émotion populaire se moque des discours. Le jour des obsèques, je savais très bien que la foule qui était là n’était pas acquise. Elle n’attendait pas un discours officiel. Elle était dans l’émotion brute du moment. C’est cette émotion que j’ai partagée avec la foule. Rien d’autre. "
Est-ce aux hommes politiques de "partager l'émotion brute"?  Cet appel à l'émotion fait penser à de tristes moments de l'histoire. 
       Le même nous annonce d'ailleurs qu'il n'a pas à expliquer, y compris aux intellectuels, ses décisions, qui sont par nature,si l'on comprend bien, instinctives.

"J’assume les choix qui sont faits, et je hais l’exercice consistant à expliquer les leviers d’une décision : il y a un temps pour la délibération, un temps pour la décision, ils ne peuvent se confondre."
L'interview est supposée porter sur la littérature. Le président cite dans ses premières amours littéraires Giono ( le retour à la terre pétainiste), Gide et les Nourritures terrestres ("l'inquiéteur" , celui qui se veut en permanence "disponible" - "disponible Nathanël") . On apprend que Proust, Céline ( un autre défenseur de l'émotion) viennent après, et Char. L'a-t il lu?  

On devrait - mais c'est un intellectuel qui le fait - conseiller au président la lecture de la Trahison des clercs plutôt que l'insipide Camus (à moins qu'il ne s'agisse dans l'interview de Jean Claude Camus, le manager de Johnny):
Le progrès des passions politiques en profondeur depuis un siècle me semble singulièrement remarquable pour les passions nationales. D’abord, du fait qu’elles sont éprouvées aujourd’hui par des masses, ces passions sont devenues bien plus purement passionnelles. Alors que le sentiment natio­nal, lorsqu’il n’était guère exercé que par des rois ou leurs ministres, consistait surtout dans l’attachement à un intérêt (convoitise de territoires, recherche d’avan­tages commerciaux, d’alliances profitables), on peut dire qu’aujourd’hui, éprouvé (du moins continûment) par des âmes populaires, il consiste, pour sa plus grande part, dans l’exercice d’un orgueil. Tout le monde conviendra que la passion nationale, chez le citoyen mo­derne, est bien moins faite de l’embrassement des intérêts de sa nation — intérêts qu’il discerne mal, dont la perception exige une information qu’il n’a pas, qu’il n’essaye pas d’avoir (on sait son indifférence aux questions de politique extérieure) — qu’elle n’est faite de la fierté qu’il a d’elle, de sa volonté de se sentir en elle, de réagir aux honneurs et aux injures qu’il croit lui être faits. Sans doute il veut que sa nation acquière des territoires, qu’elle soit prospère, qu’elle ait de puissants alliés ; mais il le veut bien moins pour les fruits matériels qu’elle en recueillera (que sent-il personnellement de ces fruits ?) que pour la gloire qu’elle en tirera. Le sentiment national, en devenant populaire, est devenu surtout l’orgueil national, la susceptibilité nationale. Combien il est devenu par là plus purement passionnel, plus parfaitement irrationnel et donc plus fort, il suffit pour le mesurer de songer au chauvinisme, forme du patriotisme proprement inventée par les démocraties. Que d’ailleurs, et contrairement à l’opinion commune, l’orgueil soit une passion plus forte que l’intérêt, on s’en convainc si l’on observe combien les hommes se font couramment tuer pour une blessure à leur orgueil, peu pour une atteinte à leurs intérêts.


et du Discours à la nation européeenne 

Cette résolution d’élever les œuvres de l’Intel­ligence au‑dessus de celles de la sensibilité, je ne la vois guère chez les éducateurs actuels de l’Europe, fussent‑ils les moins acquis aux passions particula­ristes, les plus soucieux d’unir les peuples. Ce que je vois chez presque tous, c’est, au contraire, le désir d’humilier l’Intelligence dans sa prétention à l’uni­versel, de l’identifier à la scolarité ; d’honorer la sensibilité dans ce qu’elle a de plus personnel, de plus inexprimable, de plus intransmissible, de plus antisocial ; d’en faire le mode suprême de la connaissance, voire de la connaissance « scienti­fique , en équivoquant sur ce mot.


mardi 24 avril 2018

plaidoyer pour les midinettes




    Il m'est tellement souvent arrivé de pester, tel un vieux prof, contre la bêtise et la frivolité de mes étudiants et étudiantes, que je ne peux résister au désir de m'accuser moi-même de les avoir sous estimés (-ées, comme on dit).  Quant au secondes, je me rappelle l'une d'elles au Lycée de Londres en 1976, répondant  à ma demande  d'énoncer la table des catégories de Kant et me montrant ses ongles couverts de vernis brillant et rougeoyant:

" Volontiers , M'sieur, je vous dirai cette table, mais dès que mes ongles auront séché".

Au fond, peut être connaissait-elle la Table en question , et ne demandait-elle qu'un petit répit.




    La midinette fait partie de Paris, comme le Titi. Ce fut une tradition, Mais que sont-elles devenues?  des fashion victims ? Des mondaines ou à demi telles ?



      La lycéenne, l'étudiante de classe prépa, celle de sciences Po, qui deviendront des Marie-Chantal ou des Parisiennes de Chiraz, que sont-elles devenues? Où sont les neiges d'antan?



    A n'en pas douter, elles seront remplacées, et auront d'autres allures. Il n'est pas difficile, dans le cas des Parisiennes de Kiraz, de deviner les dialogues. Pas plus que pour ce personnage de la petite bourgeoise française qu'est l'hypokhagneuse. Ni la khagneuse ( celle qui a résisté un an). Mais c'est toujours une surprise agréable, pour un vieillard, plus encore que de voir Suzanne au bain, que d'entendre le dialogue que j'ai surpris Boulevard Saint Germain en janvier dernier.

    J'attendais au feu rouge au croisement du Boulevard et de la rue Saint Jacques, vers 9 heures du matin. Deux jolies jeunes filles, mises comme des lycéennes - ni midinettes ni bas bleu mais très hip - apparurent , en grande conversation. L'une d'elles dit : " Je pense que la liberté n'est pas compatible
avec l'égalité" . L'autre lui répond : "Mais si!". Et là dessus d'engager toute une conversation , d'un assez bon niveau.

    Je crois que nous autres français avons de grand défauts, et que nos institutions sont pourries. Mais
que deux jeunes filles de 19 ans , à la frontière du VI eme et du V ème arrondissement , se disputent sur ce point, me semble quelque chose qu'on entend peu ailleurs.

     Il y a donc encore un peu d'espoir chez les midinettes.

Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau .
Elles sont plus heureuses,
Dans un séjour plus beau !


lundi 2 avril 2018

BENDA ET GUEHENNO

Benda 1947
Guéhenno 1942 , professeur de khagne à Louis le Grand 





  
 « Etrange petit vieillard que ce Benda (il a soixante douze ans). Insupportable et pourtant sympathique. Je l’ai trouvé installé dans un garni. Il a emporté quelques effets, quelques livres, m’explique qu’en faisant attention il a de l’argent pour vivre six mois, mais il est tout juste aussi placide, aussi méchant, aussi inaccessible que toujours. L’ordre du monde est-il changé ? Pourquoi M. Benda qui n’en est que l’explicateur changerait il ? M. Julien Benda est le diseur de Dieu. La misère, peut être prochaine, ne l’effraie pas. Il s’apprête à faire des progrès en esprit de pauvreté. C’est très nécessaire au clerc. Au reste, rien de tragique encore dans sa situation. Il a à Carcassonne des amis riches, qui ont un excellent piano à queue, et Eleuthère – Belphégor – Julien Benda s’en va tous les soirs chez eux pour jouer du piano. Même il a obtenu qu’on le laisse seul et Belphégor s’enivre d’harmonie. Sur sa table il a rangé minutieusement tous ses papiers, les notes pour ses prochains livres. Dans le coin de gauche, un exemplaire de l’Ethique. Il met la dernière main au livre qu’il était en train de composer en avril dernier : La grande épreuve des démocraties. Il est enchanté de son titre. Il travaille aussi à un roman où ce faux impassible racontera ses difficiles amours. Il ne parle que de lui, de son dernier article. Il exulte, parce que Gringoire, le matin même, a publié de lui une caricature avec cette manchette : Le clerc sanguinaire qui rêvait d’immoler la France à Israël



Gringoire 31.10.40

La définition que Pascal a donnée de l’homme ne lui semble pas tout à fait exacte. ce n’est pas un « roseau pensant ». Ce n’est qu’un roseau « bien-pensant ». Le hasard lui en a donné une nouvelle preuve : à midi, au restaurant, un lieutenant-colonel sur le point de s’asseoir à la table proche de celle où nous déjeunions ensemble reconnaît soudain en lui le juif sanguinaire dénoncé le matin Gringoire : alors ce noble officier a demandé à la serveuse de transporter son couvert dehors, sur la terrasse, expliquant qu’il ne saurait déjeuner dans la même salle que cet individu dégoûtant de sang. Benda était au comble de l’intérêt. » 
(Jean Guéhenno, Journal des années noires, Gallimard 1947, ed. Folio p. 29-30) 


Peut être Benda, Paulhan et Guéhenno déjeunèrent à la Barbacane, devenu très chic?

Cet épisode,  mentionné aussi dans les Antimodernes de Compagnon, a lieu en aout 1940. Benda a quitté Paris en juin à l’arrivée des Allemands, avec instruction de Paulhan de joindre le sous-préfet poète (comme il y en avait encore en ce temps-là comme au temps d’Alphonse Daudet) Maurice Joucla, qui organisa son voyage vers Nîmes et Carcassonne (voir son article « Benda sous l’occupation », dans Europe, sept 1961, ainsi que l'article de Gérard Malkassian dans la Revue philosophique). Ajoutons que Paulhan, qui était de Nîmes, a dû le faire bénéficier de ses amitiés. Joucla rapporte que tous les préfets de France avaient eu instruction de "s’opposer à la sortie du Territoire du nommé Benda" . A Carcassonne il trouva des protections, grâce au poète Allibert, et devint un des familiers du héros-poète local, Joe Bousquet (était-il l’ami au piano ? Benda semble avoir fréquenté toute l’intelligentsia locale). Chose curieuse mais pas étonnante, tous ces gens réprouvaient ses idées, en littérature comme en politique (Benda, toujours ingrat, ne se priva pas de critiquer durement la poésie de Bousquet dans La France byzantine). J’ai cité dans ce blog ses visites au Mas de Fourques à  Lumel chez Jean Hugo. Il était apparemment à l’abri, et il semble clair, à la fois par l’anecdote racontée par Guéhenno et par la relative facilité avec laquelle il se mouvait dans Carcassonne, qu’il ne fut pas inquiété, au moins jusqu’en 1943, menant l’existence paisible et monastique qu’il a racontée dans Exercice d’un enterré vif, sans l’amour de Fabrice pour Clelia dans sa prison, mais au moins avec celui des Idées. Les choses changèrent au début de 1944 (ou était-ce avant ?), quand la Gestapo vint le cueillir chez lui. L’épisode est narré ici.  Cependant quel est ce roman que Benda préparait, qui plus est sur ses amours? Le seul texte littéraire que publia Benda pendant la guerre fut Le rapport d'Uriel (Minuit 1943), dont je reparlerai.



La maison qu'occupa Benda de 1940 à 1944, au 15 rue de Montpellier (merci à Martial Andrieu, voir le blog http://musiqueetpatrimoinedecarcassonne.blogspirit.com/seconde-guerre-mondi/ )







                     
      

                  les tours de Carcassonne



une autre chambre à Carcassonne

 Jean Guéhenno, qui ne le dit pas dans son Journal des années noires , avait déjà rencontré Benda, et polémiqué avec lui une dizaine d'années avant. Dans Europe, que dirigeait Guéhenno, et dans la NRF , où Benda était devenu avec Gide l’un des ténors, eut lieu une passe d’armes au sujet de Romain Rolland et de son pacifisme . Benda, reprenant l'une de ses marottes depuis ses attaques contre Rolland dans ses Billets de Sirius,  avait  été dans l'une de ses « scholies » de la NRF (« De quelques avantages de l’écrivain conservateur » ( 1er janvier 1930) jusqu’à comparer Rolland et Maurras : « L’écrivain de droite n’est jamais discuté par les siens », puisqu’il « s’adresse à un public épris d’obéissance et celui de gauche à un monde qui pratique la liberté de l’esprit ; [...] le premier écrit pour des moutons et le second pour les loups. Notons toutefois que si l’on admet cette définition, beaucoup d’auteurs dits de gauche devraient être dits de droite : il est clair que M. Romain Rolland écrit pour des moutons tout comme M. Maurras. » 

Dans une « « Lettre ouverte à M. Julien Benda », in « Notes de lectures », in Europe, 15 février 1930, l'auteur de Caliban parle répliqua . Guéhenno endossait « ce titre [... de] « mouton de M. Romain Rolland » » et estimait que « ce n’est pas si mal » : « Heureux, cher M. Benda, qui n’a pas besoin de berger. Je ne me vante pas pour moi d’être de ceux-là. » . Il rappelait son respect pour  La Trahison des clercs mais avec une nuance : « Trois ans sont passés. [...] et l’on est un peu déçu. Vous ne faites plus que la petite guerre. [...]. Aux vrais combats de la terre vous ne vous intéressez pas.»
             Le débat s’envenima encore dans Europe, et dans une  Lettre à Jean Guéhenno , in « Scholies », dans La Nouvelle revue française, 1er avril 1930), Benda approfondit la discussion : » Ce que vous ne me pardonnez pas, c’est de prétendre qu’on soit, « en tant que clerc, obligé à toute la probité et, en tant que laïc, autorisé à toutes les malhonnêtetés ». [...] la malhonnêteté fait en effet partie de la définition du laïc » qui, ayant, contrairement au clerc, « des intérêts temporels à défendre », se voit parfois contraint d’« estropie[r] la vérité. » […] « Dois-je vous dire que la laïcisation dont je fais ici le procès, et qui est tout simplement l’absorption de l’idée de cléricature dans celle de laïcité, n’a rien à voir avec cette autre, que je glorifie comme vous, par laquelle les vertus spirituelles ont cessé, depuis quatre siècles, d’être tenues pour le monopole d’hommes porteurs d’un habit clérical ? […]  
   Paul Fochas, dans un livre sur lespolémiques entre Gide et Guéhenno dont j’extrais quelques unes de ces citations  , commente :

« Au souhait de Guéhenno, toujours préoccupé d’engagement, de voir le clerc se mêler à la vie, entrer dans les luttes, Benda réplique en réaffirmant « la valeur – la nécessité – du clerc qui ne descend pas dans l’arène, mais honore le bien dans sa pureté abstraite, hors de toute réalisation terrestre. » Le véritable clerc, pour Benda, « doit n’être d’aucun parti » pour ne jamais devoir « substituer plus ou moins l’esprit de discipline à l’esprit de vérité. » L’opposition est donc totale entre les deux hommes. D’ailleurs Benda exclut lui-même toute possibilité de rapprochement en concluant : « Au fond, le conflit qui nous divise est éternel. C’est celui qui, depuis qu’il existe des hommes voués à des causes morales, met aux prises le contemplatif et l’actif. » 
  La querelle s’aiguisa encore au congrès des écrivains pour la culture de 1935, il avait entendu le discours de Benda, l’un des plus forts de cette célèbre rencontre entre intellectuels et dirigé contre la conception marxiste de la littérature (voir Précision). Benda opposait la conception occidentale de la culture et de l’art, qui pose une coupure radicale entre la vie matérielle et la vie de l’esprit, et la conception marxiste qui les unit, voire réduit, soutenait Benda, la seconde à la première. Guéhenno avait répondu. Et Benda avait répliqué : 
 
« A la suite du précédent discours, plusieurs communistes, notamment MM. Guéhenno et Nizan, protestèrent qu'ils n'acceptaient pas ma définition de la littérature occidentale ; qu'à côté de la lignée platonicienne que j'évoquais, et qui, en effet, y tenait une grande place, on y trouvait des penseurs qui avaient pris en haute considération la lutte de l'homme avec la nature : Épicure, les Sophistes, Lucrèce, Spinoza, les philosophes matérialistes du XVIIIe siècle, dont se réclamait fortement Lénine ; que ce sont ces occidentaux-là qu'ils entendaient considérer et qu'alors la culture communiste ne se posait nullement en rupture avec la nôtre, mais qu'elle en était le prolongement, l'épanouissement.
[…]D'où vient cette application des marxistes à se poser en prolongement de la culture occidentale? Pourquoi ne nous disent-ils pas franchement: « En dehors de quelques germes que vous n'avez pas su faire lever votre culture est fondée tout entière sur la croyance à l'autonomie du spirituel par rapport à l'économique. En tant que telle nous la répudions sans réserve, et voulons lui en substituer une autre, radicalement différente. » Un tel langage est possible devant des foules moscovites. Il serait très maladroit devant un public français, pour lequel, même s'il est composé de révolutionnaires, la culture classique conserve un immense prestige, dont les marxistes entendent bien ne point se priver. Il était curieux d'observer l'autre soir que c'était moi, bourgeois, qui leur rappelais constamment que leur position à l'égard de nos valeurs occidentales ne pouvait être que la guerre, alors qu'eux ne parlaient que de conciliation et de communion1. Évidemment la propagande aussi a ses raisons que la raison ne connaît pas. 

  D'où vient cette haine des marxistes pour l'intelligence désintéressée ? D'abord de ce qu'elle est extrêmement gênante pour ceux qui veulent pénétrer l'homme d'une pensée dont toute la valeur est dans ses effets pratiques. Et puis de cette idée, très sincère chez eux, que l'intelligence désintéressée n'est pas de l'intelligence, que la véritable intelligence n'est nullement, comme l'enseigne une philosophie « châtrée », celle qui s'applique à s'affranchir de l'intérêt et de la passion, mais au contraire celle qui plonge ses racines dans la volonté et l'esprit de lutte. Fils du romantisme nietzschéen, les marxistes m'ont crié : « Écris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit. » Je leur réponds par Socrate qui pensait que l'esprit est esprit, rien qu'esprit – encore qu'il ait su donner son sang pour sa cause tout aussi bien que Liebknecht ou Rosa Luxembourg . ( note : Ainsi Guéhenno nous a dit : « Pour faire triompher le marxisme, il n'y a pas besoin de révolution, il n'y a qu'à retrouver l'Homme, l'Homme total. » Mais pour trouver votre « Homme total », il faut une révolution, ô Guéhenno, puisque notre vieux monde ne sait pas le trouver, ne veut pas le trouver – comme vous ne cessez, d'ailleurs, de le lui crier.)"
  
Quand on considère pourtant leur action pendant la guerre, Benda et Guéhenno eurent des positions assez parallèles. Ils se turent ( Guéhenno refusa de publier sous l’Occupation). Guéhenno  le pacifiste fut plus actif que Benda dans la Résistance, même s’il n’entra pas dans la Résistance armée. Benda participa au comité National des écrivains, et fut très associé à cette époque, comme plus tard, aux communistes qui l’avaient sauvé des camps (sans leur aide, il aurait été déporté au début 44) et il leur en fut toujours reconnaissant. Le paradoxe est que Benda fut en fait plus proche des communistes que Guéhenno après guerre. Mais il n'était toujours pas partisan de l'idée qu'une révolution politique puisse changer quoi que soit à la nature et aux activités de l'esprit.Guéhenno entra plus tard à l'Acadéfraise, Benda jamais.

Engel, sportif carcassonnais des années 30